Je reviens de la route, fatigué des kilomètres avalés et par la solitude des fast-food de l’autoroute.
Je reviens de la route après une série de spectacles et je me sens, en voyant l’enseigne de Montréal et son interdiction de tourner à droite au feu rouge, un peu comme ces anciens vendeurs de balayeuses…
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Il sent son cœur battre de stresse chaque fois qu’il ouvre les yeux, allongé à l’arrière de sa voiture après une autre nuit de sommeil au froid. Le stresse de savoir s’il vendra assez de balayeuses pour mettre du gaz dans sa petite habitation mobile, pour quelques kilomètres de plus vers l’horizon. Il sait que la distance qu’il parcourt aujourd’hui, il devra la faire au retour, avec assez dans les poches pour remplir la table familiale de nourriture.
Il y croit en son produit, plus que tout le reste. Il y croit assez pour y dédier sa vie et espérer y faire un monde meilleur, ou plus facile à vivre en tout cas. Alléger l’esprit des gens, leur enlever le fardeau du quotidien. C’est ce qu’il croit du moins, comme un marchand de bonheur qui livre aux portes. Il sait que pour faire sa place, il faut se présenter directement sur les lieux et montrer ce que l’on sait faire, au milieu de la masse, et c’est seulement là que l’on se rend compte de qui nous sommes.
Il rencontre d’autres vendeurs sur la route, de tous genres, parfois de balayeuses comme les siennes, à quelques détails près. Certains agissent individuellement, gardant leurs secrets et leurs contacts de la route pour eux, pensant accéder au succès plus rapidement.
D’autres s’assoient entre eux et partagent leur vécu, leurs réussites, mais surtout leurs défaites, allégeant le fardeau de la solitude des voyageurs-vendeurs que la route peut leur peser, se protégeant contre d’éventuelles erreurs de débutants en terrain inconnu. Il partage avec ses nouveaux amis différentes techniques de vente, autour de quelques bières, pour évoluer ensemble, pour s’éloigner de la maison en se tenant la main, loin du gouffre dans lequel plusieurs sont tombés, à cause du vice, de malchance, de perte d’espoir, de désintérêt, un mélange de tout ça qui nous fait glisser dans l’abyme des rêves brisés. On finit par en sortir, mais comme nos rêves… En morceaux.
Le vendeur revient à la maison, parfois l’estime à plat, n’ayant même pas vendu assez pour mettre du pain sur la table familiale. Il doit maintenant affronter la réalité en plein visage. Continuer ou arrêter.
Laisser derrière, à la merci des souvenirs, ses trésors qui ont maintenant l’odeur de son âme tellement il a sué dessus. Suer de la joie, pisser du bonheur et déféquer de l’espoir, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut parfois se rendre malheureux et complètement malade avant d’accepter d’être heureux. Là-dessus, il a encore des croûtes à manger.
Le vendeur de balayeuses retourne chez lui et attend le jour où il pourra se réinstaller derrière son volant, d’une fébrilité comparable à un enfant devant le sapin de Noël. Reprendre la route signifie refaire face à soi-même, remettre son âme en jeu au risque de se la faire détruire sur la place publique et revenir anéanti. Un peu masochiste comme démarche, mais un bien petit prix à payer s’il veut vivre de ce en quoi il croit.
Aucune sécurité n’en sort, aucune école ne nous forme à ce rythme de vie. Seule la route nous l’enseigne. L’école de la vie, comme plusieurs l’appellent. Des cours intenses où l’on ne finit jamais d’apprendre. De la matière brute que l’on apprend seulement par nos erreurs et en les répétant jour après jour, jusqu’à ce qu’elle nous rentre dans le crâne. Seulement à ce moment que le vendeur de balayeuses passe son examen, sinon c’est l’échec à chaque fois.
Mais il vient un temps où le vendeur se rend compte qu’il évolue, en même temps que ses produits, ses techniques, que finalement, tout ce chemin n’est qu’une quête personnelle pour devenir un être meilleur, pas meilleur que les autres, mais meilleur que ce qu’il était hier. Il revient sur le chemin du retour avec cette fois une motivation qui l’habite et qui sera là pour rester, parce qu’il a appris ce jour-là qu’il ne pourra faire autre chose que de prendre la route et vendre des balayeuses pour être heureux, et l’idée lui plaît bien.
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Je reviens de la route, plusieurs spectacles derrière moi, un corps fatigué par les nuits courtes, et cette même route qui me rappellera en avril pour un mois et demi vers le point le plus à l’ouest de notre pays.
Je reviens de la route, et je me sens un peu comme ce vendeur de balayeuses…